Freeze Corleone 667 – Une Drill nauséabonde

Freeze Corleone 667

Le rappeur Freeze Corleone (pseudonyme d’Issa Lorenzo Diakhaté), né en France le 06 juin 1992 aux Lilas, mais vivant au Sénégal, a provoqué une polémique en septembre 2020 quelques jours après la sortie de l’album, LMF (pour La Menace Fantôme), accusé par la LICRA d’être ouvertement antisémite et de jouer avec les codes du néonazisme (l’article de la LICRA). Pour saisir toute la dimension antisémite et complotiste de ses chansons, ainsi que ses références nazies, et comprendre pourquoi labels, majors et critiques musicaux ne les ont pas prises au sérieux, il faut analyser ses textes empreints de références à l’occultisme, au complotisme et aux contre-cultures[1]. Les références antisémites y sont omniprésentes, diluées dans une masse de références à la pop-culture comme Star Wars ou à l’univers des super héros, le tout énoncé dans un langage volontairement abscons et mâtiné d’une forme d’ésotérisme afrocentriste, le kémitisme[2].

Une gloire naissante du rap

Rappeur jouant avec des textes hermétiques et volontiers provocateurs, Freeze Corleone est une figure à part dans l’univers du rap francophone. Volontairement distant, voire hautain, il ne donne pas d’entretien et se place à la marge du rap français. Figure prometteuse de la tendance la plus underground du rap francophone, collaborant avec des rappeurs du même milieu (sa « secte du 667 »), il est très discret sur son parcours et son passé.

LMF, paru en 2020, est son premier album sorti en CD et distribué par Universal Music France, dans lequel on retrouve ses obsessions, déjà présentes sur ses précédentes productions, numériques celles-ci : le complotisme, l’ésotérisme, les contre-cultures et les juifs. Mais, confinées à des sphères contre-culturelles, elles ne provoquèrent aucune réaction. La LICRA a mis en avant, extraits de chansons à l’appui, le contenu délictueux de ses productions musicales

l’album LMF dont la mise en ligne était prévue le 7 janvier 2020 a été décalée au 11 septembre 2020 (pour le 11 septembre 2001)

Succès commercial dès les premiers jours, l’album a été défendu par des journalistes[3] et des rappeurs qui ont cherché à minimiser le caractère délictueux de son contenu. Selon ces derniers, il aurait fallu voir en priorité la qualité artistique, incontestable, des productions du rappeur. La provocation est d’ailleurs la marque de fabrique de ce rappeur : l’album LMF dont la mise en ligne était prévue le 7 janvier 2020 a été décalée au 11 septembre 2020 (pour le 11 septembre 2001), et l’album numérique Projet Blue Beam a lui été mis en téléchargement le 13 novembre 2018 (date anniversaire des attentats du 13 novembre 2015).

Une contre-culture aux codes hermétiques

Une frange du rap, parmi la plus underground, joue un rôle important dans la diffusion des thèses complotistes et/ou antisémites auprès d’une population relativement jeune et souvent immature idéologiquement, contrairement à d’autres scènes musicales « engagées » (par exemple, il y a peu de groupes de rock, même indépendants, sous le feu des médias pour ces motifs). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le nombre de vues sur youtube de certains groupes de rap. Sa tendance la plus contre-culturelle véhicule en effet un discours diffus, empreint de complotisme (Nekfeu, El Matador, Keny Arkana, etc. pour ne prendre que des exemples français) et parfois d’antisémitisme (comme le rappeur Wiley au Royaume-Uni, Kholardi en Norvège, Bissy Owa en Belgique, etc.). Ce registre musical, né dans les ghettos africains-américains états-uniens, a gardé auprès des adolescents et de jeunes adultes l’image d’une scène subversive, bien que les rappeurs, malgré leur image de « mauvais garçons » encore mise en avant aujourd’hui, soient surtout des hommes d’affaires qui gèrent très bien leur image. En outre, comme le rap s’est « normalisé » dans les années 1990, certains musiciens, désirant garder cet aspect subversif, ont dû radicaliser leur discours. Ainsi le titre « Freeze Rael », un jeu de mot sur Israël, ses premières rimes étant :

« Freeze Raël, sur la prod, kicke comme Israel
Fuck ces nègres comme Israël
Chen Laden dans l’complot comme les Ben Laden, Chirak comme JB Binladen »

(« Freeze Rael »)

Ce titre est extrait de LMF et a généré (au 04 avril 2021) plus de 6,9 millions de vues depuis sa mise en ligne sur youtube.

On trouve régulièrement dans la frange la plus underground du rap des critiques de la franc-maçonnerie, des Illuminatis, des reptiliens, des satanistes etc. qui contrôlerait les esprits et le monde « Big Pharma » (« j’suis dans le complot comme Big Pharma », titre éponyme présent sur l’album LMF) ou les « chemtrails », qui fomentent des attentats…

Dans cette scène musicale, le « franc-maçon » est synonyme de « puissant », de « gouvernant », protégé par une supposée impunité qui serait liée à son appartenance, supposément juive comme le laisse penser le recours récurrent à la vieille antienne antisémite de la famille Rothschild. Ces adeptes de la « réinformation »[4] cherchent à prouver l’existence d’une « oligarchie » manipulant une « démocratie fasciste » (sic), pour reprendre des expressions utilisées par Rockin’Squat dans le titre « Démocratie fasciste article 3 ».

Plusieurs rappeurs francophones sont connus pour leurs titres complotistes. Le plus connu, d’entre eux, est le rappeur français Rockin’Squat (Mathias Crochon,), ancien membre du groupe Assassin. Positionné politiquement à gauche initialement, il a glissé vers un conspirationnisme de plus en plus affirmé et est devenu un soutien de l’activiste afrocentriste et antisémite Kemi Seba. Le titre « Illuminazi 666 » (2009), reprenant le terme « Illuminazi » au journaliste complotiste américain Anthony Hilder en est un exemple. Son texte explique que les populations sont soumises à une politique de désinformation orchestrée par la mythique société secrète des Illuminati. Le rappeur incite évidemment son auditoire à ouvrir les yeux. Il se définit comme un rappeur « conscient ». D’autres rappeurs, tels Mysa, associent complotisme, antisémitisme et défense de l’islam ; en 2007, ce dernier chante dans son album « Le cercle » :

« Illuminati, Nouvel Ordre Mondial, franc-maçon ou sioniste/
La même merde et pour l’information on s’enlise dans le chaotique ».

L’essor de la thématique complotiste chez les rappeurs francophones est lié à un mouvement plus profond, venant des États-Unis. Le groupe Army of Pharaoh a été l’un des premiers à développer cette thématique autour des années 2005-2010. Surtout, la scène rap est aujourd’hui située au sommet de la culture populaire dominante chez les adolescents et les jeunes adultes occidentaux.

Un antisémitisme 2.0

Sorti le 13 novembre 2018, Projet Blue Beam Intro est l’album par lequel la polémique est arrivée. On y trouve le « franc-maçon », forcément synonyme de « puissant », de « gouvernant », le « juif » (la référence implicite au « complot judéo-maçonnique » est fréquente chez ce rappeur), protégé par une supposée impunité, ou la condamnation des « sociétés secrètes ».

« Tes fausses merdes sont seulement dorées
J’avance avec mes frères
Comme un franc-maçon
Mon âme pour du cash ou des ‘tasses
Merci sans façon »

(JPMA pour « J’vendrai pas mon âme »)

Les références à la famille Rothschild sont omniprésentes chez Freeze Corleone, qu’il associe inévitablement aux Illuminati (marronnier dans le rap complotiste, comme on a pu le voir avec Rockin’Squat, Kollegah etc ), à Bilderberg[5] et à Rockfeller. Les titres « 16 pains » (« Dans l’ciel j’laisse des chemtrails ») et « Bâton rouge » sont explicites :

« Fuck un Rothschild, fuck un Rockfeller/[…]
L’objectif se rapproche
J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 »

(Bâton rouge)

Freeze Corleone y développe d’autres thèmes conspirationnistes, présents également chez les théoriciens actuels de l’« État profond » – une thématique devenue célèbre grâce aux militants de la mouvance Qanon[6]. On retrouve logiquement dans les paroles des mots-valises issus du complotisme américain comme « MK Ultra » ou « HAARP ». Le premier était un projet des années 1970 de la CIA sur l’utilisation de drogues hallucinogènes (LSD) et de la manipulation mentale dans le cadre d’activités subversives ; le second, High Frequency Active Auroral Research Program, était un programme d’étude de l’ionosphère. Les complotistes en ont fait un programme de manipulation à la fois du climat et des ondes hertziennes par une officine secrète…

En bon observateur de la contre-culture américaine, l’œuvre de Freeze Corleone renvoie également à l’ufologie. Ainsi, Projet Blue Beam Intro est une référence explicite au « Project Blue Book », un programme d’enquête sur les ovnis mené par l’US Air Force de 1952 à 1969, qui fit fantasmer les ufologues complotistes américains et entre en résonance avec la notion d’« État profond ».

l’idée d’une concurrence des mémoires, qu’on retrouve au cœur de l’évolution de Dieudonné : l’esclavage et la déportation des populations africaines n’intéresseraient pas les Occidentaux au contraire de la Shoah

Freeze Corleone n’hésite pas à rapper son négationnisme « Tous les jours R à F [rien à foutre] de la Shoah » dans S/O Congo, un titre portant sur la traite négrière, qui développe l’idée d’une concurrence des mémoires, qu’on retrouve au cœur de l’évolution de Dieudonné : l’esclavage et la déportation des populations africaines n’intéresseraient pas les Occidentaux au contraire de la Shoah. S’il ne cite pas les négationnistes les plus connus, le mélange contre-culture/négationnisme/complotisme présent dans ses textes est un marqueur précis, qui renvoie aux livres de l’ufologue complotiste négationniste allemand Jan Udo Holey, connu sous le pseudonyme de Jan Van Helsing, célèbre  pour la série des « Livres Jaunes » (clin d’œil à l’ufologie), aux contenus à la fois contre-culturels, antisémites et négationnistes. Corleone lui dédie d’ailleurs un titre en 2019, « Livre Jaune 1 à 7, S/o Van Helsing », sur Niribu, un album d’Osirus Jack.

On pourrait penser qu’une telle logorrhée ferait figure d’exception, mais ce n’est pas le cas dans la scène rap

Le mélange qui résulte de cette vision du monde, distillé dans des chansons aux textes volontairement cryptés, souvent abscons aux non-initiés, associe contre-culture, afrocentrisme, antisémitisme, négationnisme, ufologie, complotisme et occultisme nazi. On pourrait penser qu’une telle logorrhée ferait figure d’exception, mais ce n’est pas le cas dans la scène rap. L’essor de discours de ce type chez les rappeurs francophones est particulièrement inquiétant, car il diffuse massivement chez les amateurs de rap, peu au fait des subtilités rhétoriques de leurs artistes préférés et de leurs discours ouvertement connotés idéologiquement. Cela est d’autant plus inquiétant que ce type de discours se multiplie depuis une dizaine d’années et surtout que peu de groupes sont punis par la loi. Mais il est vrai que les scènes contre-culturelles, difficiles d’approche, comme la Oï, le rock identitaire ou certains groupes de la scène industrielle, passent souvent sous les radars de la justice. Ils ne sont poursuivis qu’une fois sous les projecteurs médiatiques, fréquemment à la suite d’une enquête de journaliste ou d’une dénonciation par une association antiraciste comme la LICRA.

Stéphane François • Professeur de science politique à l’université de Mons – Membre du GSRL 

 

Notes

[1] Le terme « contre-culture » renvoie à l’idée d’une culture minoritaire, produite par les marges, les périphéries, de la société. Il s’agit donc des modes d’existence minoritaires (et leurs valeurs) qui participent explicitement à un désir de subversion des valeurs établies. En ce sens, ce terme est synonyme d’underground. Il s’exprime également par une radicalité politique (engagement ou désengagement radical) et/ou artistique associée à un très bon niveau culturel (autodidacte ou non) et à une volonté de subvertir. Il comprend enfin l’idée d’interdit, de non autorisé. Il s’agit d’un système déviant ; de contre-modèles ayant leur propre grille de compréhension du monde.

[2] Le kémitisme est une doctrine ésotérique afrocentriste qui postule l’origine africaine de la civilisation, via l’Égypte antique et les Pharaons noirs (reprenant en ce sens les thèses de Cheikh Anta Diop) et l’idée d’un paganisme panafricain, à l’origine des cultes de cette même Égypte antique, inspiré, entre autres, de l’égyptomanie du militant afrocentriste jamaïcain Marcus Garvey. Le kémitisme considère que les monothéismes ont justifié, voire sont à l’origine de la traite négrière. Aux  accents fréquemment antisémites, il s’est surtout développé dans les années 2000.

[3] Par exemple Libération avec l’article d’Olivier Lamm, « Paroles antisémites de Freeze Corleone : après l’omerta, le théâtre politique », https://www.liberation.fr/musique/2020/09/18/paroles-antisemites-de-freeze-corleone-apres-l-omerta-le-theatre-politique_1799860/ ou, dès 2019, l’article de « Genono » sur le site du Mouv’, « Les clés pour comprendre Freeze Corleone », mis à jour après le début de la polémique, https://www.mouv.fr/musique/rap-fr/freeze-corleone-les-clefs-pour-comprendre-le-phenomene-354182

[4] Le terme de « réinformation » est une notion utilisée par l’extrême droite, puis par les complotistes, depuis les années 2000, qui se présente comme une « alternative » au contenu des « médias officiels », forcément mensongers. Concrètement, il s’agit de promouvoir une « contre-information » qui ne serait pas manipulée par « le politiquement correct » ou les gouvernements. La « réinformation », par certains aspects, en particulier par les stratégies utilisées, est proche de la désinformation et de la propagande idéologique.

[5] Le groupe Bilderberg, (ou conférence de Bilderberg ou club Bilderberg), est un rassemblement annuel et informel inauguré en 1954 par le Prince Bernhard des Pays-Bas qui se tient dans l’hôtel du même nom. Ces conférences regroupent une centaine de personnes, essentiellement des Américains et des Européens, issus de la diplomatie, du monde des affaires, de la politique et des médias. Son caractère secret et la sociologie de ses partisans alimentent les discours complotistes quant à la nature des contenus des échanges, en particulier sur l’idée d’un gouvernement secret mondial et libéral.

[6] La théorie complotiste de « l’État profond » renvoie à l’idée, développée dès les années 1980 aux États-Unis, de l’existence d’un complot au sein de l’État organisé par un gouvernement secret composé de hauts-fonctionnaires, de scientifiques, de politiques et de représentants de groupes industrialo-militaires, à la solde des extraterrestres, installés dans la Zone 51. L’une des premières séries à mettre en avant cette idée fut X-files dans les années 1990. Depuis cette époque, ce mythe s’enrichit de nouveaux aspects, telle l’idée de rites à la fois pédophiles et satanistes.