L’antisémitisme et l’antisionisme d’extrême droite depuis les années 2010

Charlottesville Décembre 2017 - Manifestation des suprémacistes blancs ( Steve Helber )

Depuis l’an passé, nous voyons une montée inquiétante de l’antisémitisme. Pensons, par exemple, aux attentats aux États-Unis ou aux slogans antisémites de certains Gilets Jaunes. Nous proposons de revenir ici sur ce retour bruyant depuis le début des années 2010. Mais est-ce réellement un retour ? Sommes-nous plutôt dans un « nouveau moment antisémite » pour reprendre l’expression de Pierre Birnbaum ? En effet, cet antisémitisme se manifeste de nouveau violemment et bruyamment, dans un milieu extrémiste de droite radicalisé, en particulier dans la mouvance néonazie (ce qui est somme toute logique), nationaliste-révolutionnaire, identitaire ou catholique traditionaliste. { Stéphane François }

I – Manifestations de l’antisémitisme d’extrême droite en France

Après un pic antisémite à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante  (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de la rue des Rosiers, attentat du cinéma Rivoli à Beaubourg en 1985), la violence antisémite baisse significativement en France. Durant le même temps, la parole antisémite d’extrême droite se fait plus discrète, surtout à compter de la seconde moitié des années 1990. Au point que certains observateurs ont dire qu’il était devenu résiduel. L’antisémitisme actuel en France ne se résume pas aux saillies de Jérôme Bourbon, directeur de publications de Rivarol et des Écrits de Paris.

Il a commencé à se manifester de nouveau au début des années 2000. L’exemple le plus connu est celui d’Alain Soral. Proche d’une forme de catholicisme traditionaliste, fort hétérodoxe il est vrai, celui-ci propose sur son site des rééditions d’ouvrages « classiques » de l’antisémitisme d’extrême droite, en particulier dans celui du début du XXe siècle. Un rapide coup d’œil au catalogue permet d’y voir la présence de classiques de l’antisémitisme comme Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens de Gougenot des Mousseaux, les livres de Léon de Poncins, La France juive de Drumont, Les Juifs et l’économie de Werner Sombart, Le Juif International de Ford, retiré du catalogue, etc., mais également des ouvrages négationnistes avec la réédition du Nuremberg de Bardèche et des livres complotistes et antimaçonniques (Franc-maçonnerie – L’effroyable vérité). Cette dernière catégorie est très intéressante car elle reprend les thèmes, là-encore classiques, de la littérature antimaçonnique de la fin du XIXe siècle, en particulier les spéculations sur le satanisme des arrières-loges –à l’origine un canular de l’activiste Léo Taxil, ou celles sur les Illuminés de Bavière…

À ces références, il faut en ajouter d’autres, venant de forme particulière de catholicisme. Dans le livre que les auteurs anonymes du « Collectif des 4 » ont consacré à Soral, se trouve une phrase de Soral disant qu’il est catholique, mais qu’il considère le siège papal comme « traitre au Christ ». La thèse de la trahison papale est une thématique développée par les franges radicales du catholicisme (traditionalisme, sédévacantisme, conclavisme). Une position théologique qui n’est pas incompatible, bien au contraire, avec les positions négationnistes, antisémites et complotistes de Soral. Évolue-t-il dans ces milieux ? Nous n’avons pas la réponse, mais la rhétorique va dans cette direction. En outre, de telles positions sont partagées par le militant national-socialiste Vincent Reynouard, par Jérôme Bourbon ou par Laurent Glauzy, auteur complotiste et antisémite dont les ouvrages sont vendus par le site de Kontre-Kulture.

À cette forme d’antisémitisme issue des traditions extrémistes de droite du début du XXe siècle, nous voyons également le retour d’une autre forme, marquée par le néonazisme. Celui-ci s’exprime régulièrement malheureusement, depuis les années 1980, au travers de dégradations de cimetières, taguant des runes (odal et sieg), des slogans « white power », des croix gammées, etc. Surtout cet antisémite n’a jamais disparu. Au contraire, il s’exprime de plus en plus ouvertement depuis le début des années 2010. Il y a ainsi des éditeurs d’extrême droite qui rééditent mêmes des brochures antisémites de la Seconde Guerre mondiale, comme l’a fait les Éditions du Lore du catalogue de l’exposition de Paris de 1941 sur « le Juif et la France » ou de la brochure de Georges Montandon, datant de la même époque, Comment reconnaître un Juif ?… Et cela sans compter les traductions par le même éditeur de plaquettes de discours d’Adolf Hitler, Heinrich Himmler, Alfred Rosenberg… ou de néonazis païens comme Matt Koehl et Colin Cleary. L’intérêt pour les nazis dépasse d’ailleurs cet éditeur : les éditions de L’Homme libre de l’ancien gudard William Bonnefoy le font également et depuis la fin de l’année 2018, on voit passer des rééditions du Mythe du XXe siècle de Rosenberg (chez Un grain de sable) et de Combat pour Berlin de Goebbels (précédemment réédité par L’Homme Libre), tous deux disponibles gratuitement en PDF via plusieurs sites de téléchargement…

Cet antisémitisme s’exprime également dans des revues érudites, comme Tabou, ouvertement négationniste et néonazie. L’éditeur de Tabou, Akribeia, joue un rôle important dans ce renouveau en traduisant des antisémites et des néonazis de différents pays, en particulier étatsuniens. En effet, il s’agit du principal éditeur en France, et dans le monde francophone, à la fois des théoriciens suprémacistes blancs américains, qui voient l’action des « Juifs » dans le supposé « génocide blanc » à l’œuvre avec le « grand remplacement » et des nouvelles générations d’auteurs antisémites et/ou négationnistes. Akribeia a traduit par exemple des livres de Greg Johnson et de Robert S. Griffin, et diffuse les pseudos éditions « Pierre Marteau », comme La Race selon le national-socialisme du néonazi italien Giantantonio Valli. Cette volonté de traduction ne s’arrête pas à des textes théoriques : il y a depuis quelques années des traductions des Carnets de Turner de William Luther Pierce (sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald), véritable vade mecum du terrorisme suprémaciste blanc étatsunien, qui circule en France (notamment : National Alliance, 2007 ; Omnia Veritas Limited, 2018 ; RHW, 2018 ; bibliothèque dissidente, 2019).

Les principaux livres de ces théoriciens antisémites permettent à l’extrême droite française la plus radicale d’évoluer et de diffuser un discours « nationaliste blanc » et « postnazi » dans l’espace francophone. Cela permet aussi une attitude décomplexée de la part de ces militants : des auteurs comme l’italianiste Philippe Baillet, lecteur et traducteur des auteurs précités et aujourd’hui proche d’Akribeia, ne cache plus sa sympathie pour le national-socialisme. Il le revendique même dans plusieurs textes. Un milieu qu’il a côtoyé dans les années 1970, avant de s’en éloigné dans les années 1980 et d’y revenir au début des années 2000.

II – Regards outre-Atlantique

Le postnazisme peut être défini comme un discours défendant la race blanche, foncièrement raciste, au contenu ouvertement antisémite, mais qui ne cherche pas à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens. Au contraire, ses tenants l’assument et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible de Greg Johnson, l’un de leurs théoriciens actuels importants, au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs. Ces militants, à la suite des théoriciens/militants des années 1970 et 1980, tel David Lane, considèrent que ce sont les juifs, rescapés du génocide européen, qui se vengeraient de l’échec de leur extermination…

Ces milieux ont assimilé les différentes évolutions idéologiques des uns et des autres, européenne d’une part avec une reprise des thèses néonazies et ethnodifférentialiste ; et américaines d’autre part, ce que Nicolas Lebourg appelle le « néonazisme mondialisé » : il ne s’agit plus de défendre la seule race nordique, mais toute la « race blanche ». En effet, après-guerre, l’extrême droite étatsunienne muta, à l’instar des extrêmes droites européennes, mais en restant dans la continuité des discours et des positions du début du XXe siècle.

En outre, il ne faut pas oublier que l’extrême droite étatsunienne a des références communes avec le national-socialisme – il ne faut pas oublier que les nazis furent influencés par les discours raciaux des théoriciens américains, comme les nativistes Lothrop Stoddart ou Madison Grant, de nouveau publiés aujourd’hui tant en France qu’aux États-Unis. Mais il est vrai que Grant et Stoddard influencèrent les raciologues nazis dans leurs propres conceptualisations raciales. Ce jeu de références communes est mis en avant par un Philippe Baillet par exemple.

De fait, ces militants américains ont défini une nouvelle forme d’antisémitisme inspiré à la fois du national-socialisme et de la tradition raciste américaine. Ils s’inspirent également des terroristes des années 1970 et 1980, comme David Lane, l’auteur du Manifeste du Genocide Blanc. S’il n’est plus citer explicitement par les militants qui passent à l’acte depuis quelques années, ses idées, notamment celle d’un génocide blanc organisé par les « juifs », sont toujours présentes implicitement dans les motivations des terroristes. On retrouve également l’idée de la nécessité de la défense de la race blanche des périls qui la menacerait.

En ce sens, ces militants se placent dans l’héritage intellectuel du deuxième Ku Klux Klan, celui qui a existé entre 1915 et 1944, dont les positions étaient ouvertement fascisantes et qui défendait déjà l’homme blanc précarisé. Sa haine n’étaient pas tournée uniquement vers les Afro-Américains : elle visait également l’Église catholique, les Juifs et les immigrants non WASP. Nous y retrouvons tous les thèmes de l’extrême droite antisémite américaine actuelle. Les thèses du « grand remplacement » ne datent donc pas d’aujourd’hui – au sens propre comme au figuré. Ces idées se retrouvent aujourd’hui en France comme le montre les réactions sur les forums des plus extrémistes des militants radicaux.

Enfin, il y a un dernier lien entre les Européens et les Américains : la question du paganisme. Si les païens aux USA sont moins de 0,5 % des croyants, cette référence n’est pas mineure, bien au contraire : il s’agit pour les théoriciens radicaux de l’extrême droite de revenir à la vraie foi européenne, c’est-à-dire à une religion non juive, le christianisme étant analysé comme un rejeton du judaïsme. Cette idée se retrouve en France chez les militants de Terre& Peuple ou dans la revue Réfléchir & Agir. Elle est mise également par qu’autres anciens du GRECE comme Baillet précité ou le franco-allemand Pierre Krebs. L’antisémitisme reste donc un point doctrinal chez eux.

III – L’antisionisme d’extrême droite

Cet antisémitisme peut être mis en lien avec un antisionisme radical, très ancien. Il s’inscrit dans la tradition de la mouvance nationaliste-révolutionnaire européenne, qui émerge dans les années 1950. Ses origines sont à chercher dans l’aile gauche du nazisme, voire chez certains SS, et dans le fascisme historique. On le retrouve également chez l’américain Francis Parker Yockey, l’une des références importantes du néonazisme mondialisé et des nationalistes-révolutionnaires.

Certains de ses représentants les plus importants, dont d’anciens cadres nationaux-socialistes, ont pu développer une politique arabe poussée, parfois qualifié d’« autre tiers-mondisme », associée parfois à une conversion à l’islam. L’un des arguments doctrinal de cet antisionisme est de combattre le « système », c’est-à-dire l’axe « américano-sioniste ».

Cet antisionisme était assez dynamique dans les années 1970 et 1980. Pensons au slogan du GUD du début de la décennie suivante (celui de Frédéric Chatillon) : « À Paris comme à Gaza Intifada ! ». Il était le fait de militants évoluant aux marges du néonazisme, du traditionalisme ésotérique et du nationalisme-révolutionnaire. Certains de ses militants sont connus comme l’Italien Claudio Mutti, converti à une forme chiite de l’islam, ou le britannique David Myatt, qui après une conversion à l’islam en 1998 est revenu, dans les années 2010, à une forme de paganisme « aryen ». Alexandre Douguine a également longtemps évoluait dans ces sphères, considérant le judaïsme incompatible avec l’eurasisme.

À côté de cela, il y a une autre forme d’antisionisme, lié au tiers-mondisme développé par le militant belge Jean Thiriart, qui n’avait aucune sympathie pour la religion musulmane, mais qui a trouvé, jusqu’à son décès au début des années 1990, du charme aux régimes autoritaires arabes laïcs : il prôna toute sa vie l’alliance avec les nationalistes arabes, en particulier syriens et palestiniens, dans une entreprise de « libération » de la Palestine et de l’Europe d’une occupation censément américano-sioniste.

Enfin, nous trouvons régulièrement dans ces milieux une condamnation d’Israël, qui masque difficilement un antisémitisme. Par un tour de prestidigitation, ce discours antisémite s’est transformé en un discours « antiraciste antijuif » : ce type de discours est structuré par une série d’amalgames et de glissements sémantiques successifs dans lequel le judaïsme et le sionisme fusionnent et deviennent des synonymes de racisme et de colonialisme. Par un effet miroir, l’antisémitisme devient un « contre-racisme » et à un anticolonialisme. Ce type de formulation était fréquent, par exemple, chez l’écrivain Pierre Gripari, un compagnon de route à la fois de la cause arabe et de l’extrême droite. Ses essais, voire certains de ses articles dans Défense de l’Occident ou Rivarol, se caractérisaient par une dénonciation obsessionnelle du « racisme juif », ou du « racisme de l’État d’Israël », le sionisme… Son mécanisme est le suivant : « Les Juifs sont tous des sionistes plus ou moins cachés ; or le sionisme est un colonialisme, un impérialisme et un racisme ; donc les Juifs sont des colonialistes, des impérialistes et des racistes déclarés ou dissimulés ».

Cependant, cet antisionisme est en perte de vitesse depuis les années 2000, la montée du terrorisme islamistes et le tournant identitaire de l’extrême droite euro-américaine. Certains de ses promoteurs européens l’ont abandonné au profit d’une politique de défense de la race blanche. Certains, comme Philippe Baillet qui a été pro-arabe et pro-islam dans les années 1980, en sont revenus et considèrent que ce fut une erreur. Baillet y revient d’ailleurs longuement dans L’Autre tiers-mondisme, paru en 2016 chez Akribeia.

L’un des exemples de cette évolution reste Guillaume Faye, passé d’un soutien aux régimes arabes autoritaires et d’une alliance euro-arabe dans les années 1980 au nom du combat contre l’occidentalisation du monde à un rejet de ce tiers-mondisme à la fin des années 1990 au nom de la nécessité de préserver l’identité et la race blanches. Son soutien à Israël et au judaïsme, développé dans La Nouvelle question juive (Le Lore, 2007), a provoqué une rupture : les nationalistes-révolutionnaires européens et les identitaires issus du GRECE le considèrent comme trop « sioniste ». Ses positions non hostiles à Israël et au judaïsme font qu’il est rejeté également par les négationnistes et les catholiques traditionalistes. Faye est l’un des rares de cette nébuleuse à avoir évolué dans ce sens. Si ses anciens amis ont rompu également leur soutien au monde arabo-musulman, ils n’ont pas pour autant évolué quant à leur antisémitisme…

Ce tour d’horizon montre que l’antisémitisme d’extrême droite n’a jamais disparu et qu’il n’était pas résiduel. Les évènements récents l’ont malheureusement montré violemment.