Un fantasme historique : l’occultisme nazi ( III )

Wolfenstein

… suite de l’article : Un fantasme historique : l’occultisme nazi ( II ) | Stéphane François


Création et diffusion du mythe

Le Matin Des Magiciens
Le matin des magiciens

À l’exception du témoignage de Rudolf von Sebottendorf, peu d’auteurs ont fait, avant guerre, le lien entre l’occultisme, la Société Thulé et le parti national-socialiste50. Il en fut de même après-guerre. L’intérêt pour ce groupe völkisch naquit donc avec la parution en 1960 du Matin des magiciens. Louis Pauwels et de Jacques Bergier en firent une société secrète aux pouvoirs étendus51, le « centre magique du nazisme »52. Ils firent également d’Eckart un chef spirituel, initié aux mystères de Thulé, « centre magique d’une civilisation engloutie »53. Cela changera la décennie suivante : les références aux rapports entre la Société Thulé et le national-socialisme se multiplièrent entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970, dans le sillage du succès du Matin des magiciens.

Le mythe de l’occultisme nazi est réellement né avec la parution de ce livre, en 1960. À la suite de ce best-seller, le grand public se passionna pour cette thématique, créant une forte demande. Celle-ci fut comblée par une foule de livres très bon marché, publiés principalement entre 1964 et la fin des années 1970, en particulier, pour ne prendre que l’exemple français, grâce à la collection « l’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu. Nous pouvons ainsi citer, en exemple et parmi les plus connus et les plus traduits, les ouvrages de Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The occult power behind the spear which pierced the side of Christ ; de René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes ; de Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare ; de Robert Ambelain, Les arcanes noirs de l’hitlérisme, etc.54 En France, c’est surtout André Brissaud, spécialiste de l’alchimie et pseudo-historien, qui insiste particulièrement sur l’aspect occultiste du nazisme dans un texte publié en 196955, réédité par Perrin en 2014. Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour le chercheur car il mélange informations factuelles véridiques et spéculations sur le supposé contenu occulte des enseignements de la Société Thulé, en fait, des thèses völkische issues de l’aryosophie autrichienne. Surtout, il rejette les spéculations de Bergier et Pauwels et ne s’appuie que sur les textes de Sebottendorf. Cela ne l’empêche pas de développer une théorie aussi aberrante, à savoir que Sebottendorf avait un rôle majeur dans l’apparition du nazisme, en tant que chef politique et spirituel.

le nazisme y étant présenté de plus en plus ouvertement comme un mouvement religieux, ou du moins mystique »

C’est d’ailleurs à cette époque que les auteurs d’extrême droite favorables à l’idée de l’existence de l’occultisme nazi décidèrent de publier leurs livres, sentant une atmosphère favorable à leurs thèses, chez des éditeurs importants il faut le rappeler, comme Robert Laffont, Albin Michel ou Grasset. Ces livres rencontrèrent un public éloigné des préoccupations idéologiques qui y sont développées mais qui fut attiré par les constructions politico-spirituelles également présentes, le nazisme y étant présenté de plus en plus ouvertement comme un mouvement religieux, ou du moins mystique. Cette rencontre se fit d’autant plus facilement qu’à cette époque le public cherchait également à comprendre le national-socialisme, ses succès militaires fulgurants, sa politique d’extermination et surtout son irrationalisme. Concernant plus précisément ce dernier point, le moindre livre publié par un inconnu durant cette décennie sur le thème des aspects occulte du nazisme, tirait au minimum à cinquante mille exemplaires et ce jusqu’à la fin de cette décennie… Il y avait donc une fenêtre pour tenter de faire passer des idées. Toutefois, les motivations étaient différentes selon les auteurs. Cette fascination pour l’« occultisme nazi » ne signifie pas pour autant que Pauwels et Bergier cautionnaient cette idéologie. Jacques Bergier avait d’ailleurs été déporté à Mauthausen. Le problème, si nous pouvons parler de problème, a été le succès du Matin des magiciens. Il a permis non seulement la diffusion de cette thématique mais a provoqué aussi en retour deux effets cumulatifs : le premier a été le nombre de personnes sensibilisées à cette thématique de l’« occultisme nazi » et le second, qui découle du premier, a été la demande de ce public pour ce type de littérature.

Cette littérature a permis au thème de l’« occultisme nazi » de se diffuser dans la culture populaire. D’abord opportuniste et socialement diffuse, cette évolution va s’exprimer de plus en plus ouvertement dans les années 1970 au point de susciter une multitude de romans, de livres historiques ou pseudo-historiques et devenir des sujets de films comme ce fut le cas avec le premier et troisième opus des aventures d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue et La Dernière croisade sortis respectivement en 1981 et en 1989) où le héros incarné par Harrison Ford se trouve confronté à des scientifiques SS partis à la recherche de l’Arche d’alliance (dans le premier) puis à celle du Graal (dans le troisième). Le cinéma n’est pas le seul à avoir subi la fascination de l’« occultisme nazi ». En effet, la bande dessinée s’est toujours intéressée à cette thématique. Récemment, l’« occultisme nazi » a inspiré une bande dessinée américaine de qualité, D-Day, le jour du désastre56. Mais, il ne s’agit pas de la première incursion de l’« occultisme nazi » dans ce média populaire. Dans les années 1980, un scénariste américain de Comics, Roy Thomas, reprenant les thèses de Ravenscroft, élabora un scénario expliquant pourquoi divers super-héros américains avaient été incapables de vaincre les nazis : Hitler avait en sa possession la Lance de la Destinée, qui lui assurait un contrôle magique des super-héros qui tentaient de s’aventurer en Allemagne.

Cette thématique se retrouve dans une bande dessinée de Mike Mignola, Hellboy57. L’auteur part, là encore, d’une uchronie : Hitler vécut jusqu’en 1958. Réfugié en Amérique du Sud à la suite de la défaite du Troisième Reich, il mena une guerre « occulte » contre les vainqueurs. Mignola fait des nazis des initiés membres de la Société Thulé, une puissante organisation occulte. On retrouve enfin une variante de ce thème dans une bande dessinée de Gauthier, inspirée par Indiana Jones et les expéditions scientifiques de l’Ahnenerbe, qui raconte l’histoire d’un archéologue, Ken Mallory, poursuivi par des nostalgiques du IIIe Reich suite à la découverte d’un manuscrit par les nazis au Soudan en 1942. Allant aussi dans ce sens, nous pouvons citer « La Malédiction des trente deniers », une aventure de Blake et Mortimer qui confronte nos héros à un ex colonel SS recherchant les trente deniers donnés à Juda pour sa trahison et imprégnés de la colère divine… Nous pourrions multiplier les exemples allant dans ce sens. Ce thème se retrouve aussi, et de plus en plus souvent, dans les scénarios des jeux vidéo, que nous pouvons considérer, dans une certaine mesure, notamment graphique, comme une extension de l’univers des bandes dessinées. Ainsi, l’« occultisme nazi » constitue la trame de Wolfenstein 3D, de sa suite Return to Castle Wolfenstein, ou de BloodRayne. De fait, ces jeux, à l’instar des jeux de rôle, se nourrissent énormément de thèmes occultistes en général.

Conclusion

Les éléments constitutifs de ce mythe sont donc à chercher dans des faits historiques largement sur-interprétés, comme les nombreuses spéculations sur les rapports entre les nazis et la Société Thulé, assimilée à une société secrète aux objectifs à la fois racistes et occultes. Selon certains auteurs conspirationnistes relevant du registre de la pseudo-histoire58, Hitler ne serait au pire qu’une marionnette, au mieux un initié, de la Société Thulé qui dirigerait secrètement les affaires de l’Allemagne, tandis qu’Eckart devient un mage initié à la magie noire59… Cette littérature est le fait d’auteurs aux profils différents, mais que nous pouvons classer en quatre catégories : les occultistes ; les théoriciens du complots ; les écrivains à sensation ; et enfin, les militants. L’intérêt pour le supposé rôle de la Société Thulé dans la naissance du national-socialisme est lié également au besoin, pour les générations d’après-guerre, de comprendre comment une nation des plus civilisées a pu basculer dans l’horreur. Comme l’écrit George Mosse, des historiens et des non-spécialistes se sont demandés

« comment des hommes intelligents et instruits avaient pu croire aux principes énoncés pendant la période nazie. Pour bon nombre de personnes, les fondements idéologiques du national-socialisme étaient le fruit d’une poignée d’esprits désaxés. Pour d’autres, l’idéologie nazie n’était qu’une simple tactique de propagande destinée à gagner le soutien des masses, mais ne représentait en aucun cas la conception du monde des dirigeants eux-mêmes. D’autres encore trouvaient ces idées si nébuleuses et si incompréhensibles qu’ils les écartèrent, les jugeant sans importance60 ».

Si l’occultisme nazi est une invention des années 1960, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un mythe puissant qui touche des secteurs différents de la société. Cette thématique permet de combler des « blancs » historiques et/ou interprétatifs et donne un sens à la politique criminelle nazie. Il s’agit également d’une stratégie de la part de militants d’extrême droite pour diffuser leurs idées dans des milieux éloignés… Enfin, certains thuriféraires de cette idéologie n’acceptaient pas la fin d’un Reich mythique supposé durer mille ans ainsi que la mort pitoyable des chefs nazis. Il devait y avoir une autre fin. C’est ce que fait l’idéologie de l’« occultisme nazi » : elle réécrit une autre fin, plus glorieuse, plus mystérieuse que la fin pathétique des principaux responsables nationaux-socialistes.

Notes


52 Ibid., p. 421.
53 Ibid., p. 420.
54 Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The Occult Power behind the Spear which Pierced the Side of Christ, Londres, Neville Spearman, 1972 trad. française sous le titre La Lance du Destin, Paris, Albin Michel, 1973 ; René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes, Paris, Grasset, 1969 ; Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare, Paris, Robert Laffont, 1971 ; Robert Ambelain, Les Arcanes noires de l’hitlérisme, Paris, Robert Laffont, 1990.
55 André Brissaud, Hitler et l’Ordre noir, Paris, Perrin, 1969.
56 David Brin et Scott Hampton, D-Day, le jour du désastre, Paris, Les Humanoïdes associés, 2004.
57 Mike Mignola, Hellboy, Paris, Delcourt, 2002-2006.
58 Olivier Dard, « Le complot, moteur de l’histoire dite “secrète” », Raison Publique, n°16, 2012, pp. 67-76.
59 Voir Trevor Ravenscroft, La Lance du Destin, op. cit.
60 George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l’idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 17.