Was ist los ? #2

Sebastian Walkenhorst

Allemagne | Des zones grises carrément brunes

Parue à l’été 2011 dans l’Antifa-Infoblatt, la série d’articles consacrés à ce qu’on appelle outre-Rhin les zones grises a permis de faire le point sur le petit monde de l’apolitisme allemand, en particulier dans la scène skinhead(1). Les zones grises sont « des scènes musicales qui se prétendent apolitiques mais aussi souvent “ contre l’extrême droite ” tout en étant pourtant liées par leurs structures, les gens qu’elles touchent et les contenus qu’elles véhiculent, avec cette même extrême droite. »

Jusqu’à présent, la caractéristique première de l’apolitisme, c’était justement ses contours mal définis, son aspect trouble et sa façon (pas si malhabile que ça) de jouer avec les équivoques. Mais à la faveur de plusieurs scandales au sein de la scène musicale (bien plus nombreuse en Allemagne qu’en France), l’apolitisme en tant que tel est en train de changer de peau. La mutation qu’il a entamée consiste en une forme de revendication de son caractère nébuleux, ce qui n’est pas sans danger

Air connu, chanson nouvelle

Tout est parti, en Allemagne, de ces festivals monstres antiracistes qui ponctuent l’année et où se produisent des groupes très divers, sous une étiquette pourtant politique. Parfois, on en retrouve certains qui, la semaine précédente, faisaient la fête avec leurs potes qui sont eux de véritables néonazis. C’est la triste histoire de Stomper 98, ce groupe de oi « antiraciste » créé en 1998, et de son chanteur Sebastian Walkenhorst (à droite sur la photo et l’autocollant), qui fête ses retrouvailles avec Jens Brandt (à gauche), du groupe Endstufe (Phase finale en français) clairement revendiqué néonazi. Inutile de revenir sur le pedigree de Walkenhorst, sur ses erreurs de jeunesse et ses amitiés dangereuses… et indéfectibles, à ce qu’il semble. On connaît ça en France… En revanche, les recherches entreprises par les antifascistes et les révélations qui ont suivi portent également sur les chansons des groupes amis de Stomper 98 : et là, il n’y a plus de place pour les ambiguités, les paroles sont racistes, sexistes, et empreintes d’une certaine apologie de la beauferie petite bourgeoise allemande, de celle qui se targue de mépriser  le politiquement correct.
Alors, une fois les groupes et leurs membres démasqués, les adeptes des zones grises poussent des cris d’orfraies, jurent leurs grands dieux qu’ils ne sont pas ce qu’on dit d’eux et se plaignent à qui veut les entendre de ceux qu’ils appellent les « commissaires politiques » de l’antifascisme. Tout est bon pour essayer de se dédouaner… en débinant les antifascistes. Dans le cas de Stomper 98, une campagne d’un nouveau genre a été lancée par les camarades allemands, pas à proprement parler contre le groupe lui-même, mais plutôt contre la connerie que véhiculent des idées fumeuses telle qu’une pseudo fraternité skinhead. L’autocollant reproduit ici revendique la réappropriation de la scène par les antifascistes : pas question de dénoncer, il s’agit de repolitiser une scène qui n’utilise plus les termes « antiraciste » ou « antifasciste » que comme des labels marketing.

Les apos passent à l’attaque

Depuis quelque temps, à la faveur du discours sur l’extrémisme politique qui sature l’actualité allemande (cf. « Was ist los ? » p. 30) et amalgame néonazis et antifascistes, les apolitiques se sont mis en tête de revendiquer une dépolitisation en forme de manifeste. Comme un bouclier, les acteurs de cette mouvance mettent en avant cette absence d’ancrage politique (a-politique) pour se prémunir contre toute critique… et cela va même jusqu’au t-shirt ! Pour eux, être apolitique, c’est synonyme d’une vie simple, normale. Ce qui correspond bien souvent à une vision réactionnaire de la politique. Mais quelles sont les motivations d’une telle revendication ? (1) C’est un tour de passe-passe rhétorique qui permet d’acquérir une certaine liberté de mouvement dans la scène contre-culturelle (2) C’est l’expression d’une forme d’autonomie : il n’est plus question de se laisser dicter sa conduite, aussi bien au niveau musical qu’au niveau vestimentaire. D’un autre côté, il est beaucoup plus simple (et aussi moins risqué) d’organiser un événement musical qui porte le label « apolitique » qu’un concert de musique d’extrême droite. Finis les pubs clandés, les rendez-vous primaires, secondaires, etc. sur les aires d’autoroutes, la recherche de lieux de repli en cas d’interdiction par les autorités et surtout le public confidentiel et difficile à renouveler. Ceci explique la récupération par l’extrême droite de cette scène… qui ne demande pas mieux ! (3)
Parmi les groupes qui se réclament de ces zones grises, il est courant de trouver des gens qui se voient comme l’incarnation des « petites gens », ceux qui se contentent de secouer la tête d’un air navré face à ce que font « ceux d’en haut ». En résultent une théorisation de l’impuissance face à « ceux d’en haut » et une lassitude face à la chose politique, qui emmènent logiquement vers une conception de la politique qui va du conservatisme jusqu’au plus réactionnaire. De ces idées et ressentis proclamés « simples et naturels » découlent des positionnements homophobes et sexistes, ou disons plutôt anti-féministes : les homosexuels sont perçus comme des « anormaux » et les femmes émancipées comme des « frustrées ». Il en va de même pour la peine de mort, la soumission au pouvoir et l’individualisme le plus forcené.

À ce point-là, les choses sont claires. On n’en est plus à éplucher les textes des chansons, les amitiés des uns et des autres : il s’agit d’une image du monde véhiculée par ceux qui se réclament de ces zones grises et refusent à la contre-culture, punk ou skinhead, le qualificatif de politique, au sens de démarche d’émancipation. Se pose alors la question de l’implantation de ces zones grises dans les lieux estampillés d’extrême gauche, ou alternatifs, ou tout du moins la question de la tolérance qui leur est témoignée. Cela peut s’expliquer, en Allemagne surtout, par la popularisation de la scène contre-culturelle antiraciste et antifasciste et par la dérive commerciale qui s’est emparée de cette scène. Pour stopper ce développement, il faut trouver la force de donner du contenu à nos mots d’ordre antiracistes et antifascistes et du sens aux lieux d’extrême gauche, pour vivre pleinement une critique radicale de la société… sans se contenter de seulement la labelliser.

[box type= »shadow » align= »aligncenter » class= » » width= » »]Berlin, 14 mai 2011 ; Les fafs tentent une sortie à Kreuzberg

Le 14 mai 2011, des fachos des Kameradschaften avaient prévu de manifester dans Kreuzberg, c’est-à-dire dans un des quartiers militants du sud-est de Berlin, où habitent surtout pas mal de Turcs et autres immigrés. L’objectif était, pour eux, de venir marcher sur les terres des antifas et de désigner les immigrés et la population turque comme fauteurs de troubles. Leur slogan, c’était « Wahrheit macht frei » . En plus de l’allusion à l’inscription sur le portail d’Auschwitz, c’était à la fois une façon de rappeler le congrès négationniste qui s’était tenu à Munich dans les années 1990 et une façon détournée de stigmatiser les étrangers comme les responsables de la délinquance. La manif était secrète (sauf pour les flics, bien entendu), mais un faf a trop parlé sur Facebook et les antifas se sont mobilisés du jour au lendemain (à 800) pour empêcher les fafs de défiler dans Kreuzberg. Sur les conseils des flics, les fafs se sont engouffrés dans une bouche de métro pour tenter de défiler en empruntant une autre sortie. Mais ils se sont fait griller par les antifas… qui les attendaient à l’autre sortie avec toutes sortes de projectiles et de quoi leur tirer le portrait. Le soir-même, on pouvait identifier tous les fachos qui étaient venus (essentiellement des Berlinois).
Bilan : malgré leur mobilisation réduite, les fachos ont agressé tous ceux et toutes celles qui leur semblaient étrangers au moment où ils se sont engouffrés dans le métro, conseillés en cela par les flics, et les flics, de leur côté, ont gardé secret le trajet de la manif des fafs sans avertir les habitants du quartier des risques qu’ils couraient . Et ils ont tapé… sur les contre-manifestants. n[/box]

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  • 1. Le point sera fait prochainement dans cette publication allemande au sujet des zones grises dans le milieu hardcore.
  • 2. AIB #91, été 2011, p. 6.
  • 3. Pour approfondir sur les connivences zones grises – NPD ou Kameradschaften, voir AIB #91, pp. 16-18, article sur les Bootboys de Hildesheim.[/box]