INT : Christian Ingrao

Christian Ingrao

Penseurs et acteurs du génocide des juifs: les intellectuels nazis

Le dernier ouvrage de Christian Ingrao, « Croire et détruire les intellectuels dans la machine de guerre SS », ne pouvait susciter que curiosité et questionnements quant aux « dessous » d’un tel titre. Que se passait-il, l’éducation n’est-elle pas mère du progrès et de la civilisation ?! Comment des hommes « éduqués » avaient-ils pu devenir des « destructeurs » ? Que signifiait « croire » dans le nazisme ? Des bourreaux volontaires ou simples rouages de la machine de guerre nazie, comme ils voudront le faire admettre à la sortie de la guerre ? L’historien et directeur de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, a apporté un éclaircissement à toutes ces interrogations, lors d’un chaleureuse rencontre parisienne.

Quelle était votre intention en commençant votre ouvrage par «  Ils étaient beaux, brillants, intelligents et cultivés. Ils sont responsables de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes » ?
C’est à la fois de la provocation, dans le sens où la plupart des gens ont du bourreau nazi l’idée d’une espèce d’abruti au crâne rasé avec une batte de baseball, gardien de camp. On ne peut pas comprendre l’arrivée au pouvoir du nazisme si on ne comprend pas que les élites ont adhéré à ça. Ces nouvelles élites capables de parler dans une soirée, d’économie, de droit, de littérature, et en même temps quelques années plus tard, de planifier la mort de centaines de milliers de personnes.

Ceux-là sont donc les chefs des « bourrins » ?
Non, ils se construisent en opposition avec « les bourrins » comme tu les appelles. Ce sont de jeunes étudiants qui adhèrent à des idées de droite, antisémites, ultra radicales, mais qui en même temps éprouvent un mépris immense pour les gens issus des classes subalternes, qui vont faire le même chemin qu’eux mais en adhérant à d’autres mouvements. Il y a d’un côté les gens qui disent « l’antisémitisme est une chose sérieuse et il faut lui donner une base scientifique » et de l’autre l’antisémitisme écumant, celui de la SA, et des anciens combattants issus de la guerre de 14. Et il y a un vrai clivage, entre ces deux radicalismes nationalistes, qui vont s’entrechoquer.

A partir de 1931/32, la SS va prendre le pas sur la SA et devenir l’un des organes les plus en vue du parti national socialiste, et ces jeunes nationalistes radicaux vont trouver là un terrain où ils pourront s’exprimer.

Pourquoi t’intéresser à ces intellectuels en particulier ?
J’ai voulu faire de l’histoire très tôt. Je me suis intéressé à la Seconde Guerre mondiale et au nazisme quand j’étais adolescent et à ce moment là, je me disais qu’on ne pouvait pas être intellectuel et nazi en même temps, car en tant qu’intellectuel tu voulais le bien, prônait des idées universelles, etc. Et quand j’ai vu dans des magazines d’histoire que déjà on notait des philosophes, historiens, géographes, linguistes, juristes, qui avaient intégré les organes de répression du IIIe Reich, je me suis dit « qu’est ce que c’est que ces conneries ? » Et donc au moment de commencer mon travail de recherche, j’ai voulu aller voir vers ça. Je me suis aperçu que sur 400/500 responsables des politiques de répression du IIIe Reich au sein des organes de sécurité de la SS, il y avait 80 à 90% des gens qui avaient des diplômes universitaires et certains parmi eux qui poursuivaient un cursus universitaire tout en étant au sein de ces organes. Il faut imaginer quelqu’un qui serait prof à la Sorbonne et qui dirigerait la DGSE, organe de contre espionnage ou la DCRI, les services secrets.

Quel est le lien alors entre le monde militaire et le monde intellectuel ?
Dans cette génération là, le lien est ténu, au sens où tous les hommes dont on parle, sont nés entre 1900 et 1910 et sont donc des enfants pendant la 1ère Guerre mondiale.

Pendant les années 1918 à 1924, l’Allemagne est sujette à des formes de violence assez importantes, en Prusse orientale, Silésie, dans le centre, la Ruhr, etc. Ces hommes vont se battre contre les Français qui envahissent la Ruhr, les Polonais qui opèrent des soulèvements aux frontières de l’Est, mais aussi les communistes, les séparatistes rhénans, etc. Eux qui n’ont pas vécu la guerre, qui n’ont pas de culture militaire, commencent à l’acquérir à ce moment là.

Ce lien entre intellectuels et militaires est-il propre aux dictatures ?
Non, ce lien est intrinsèque à tout régime politique. La première chose qu’il faut remarquer est que tu le retrouves dans toutes les politiques publiques, en régime dictatorial ou démocratique. Quand on regarde par exemple les grandes politiques publiques des régimes démocratiques en terme d’aménagement du territoire, de politique de santé, etc, t’as toujours des sociologues, des économistes. Mais tu retrouves aussi ça dans toutes les politiques de massacres de masse. Quand on regarde celles du XXe siècle, l’Allemagne nazie, les staliniens, le maoïsme, le Cambodge démocratique, la Yougoslavie, etc, on trouvera toujours des intellectuels, des spécialistes en sciences humaines et sociales, qui sont à la base de ça. Autour de Milosevic, de Karadzic, t’as des biologistes, des philosophes. La deuxième présidente de la République serbe de Bosnie, Biljana Plavsic (ndrl : présidente du 19/07/1996 au 4/11/1998. Accusée de crime contre l’humanité), est une grande prof de biologie de l’université de Sarajevo.

La société allemande a adhéré au nazisme. Y a-il eu à un moment un renversement de l’opinion, notamment avec le front de l’Est ?
L’adhésion n’est pas tout à fait totale. Tu as entre 1 et 3 ou 5% des gens qui n’ont jamais adhéré à un quelconque programme national socialiste. Il n’en reste pas moins que la vraie décristallisation de la croyance nazie au sein des populations allemandes, ne vient qu’après la défaite de 1945. Avant, c’est une dynamique sociale qui adhère au national socialisme. Quand tu regardes en avril, mai juin 1945, l’attitude des troupes de la Wehrmacht, à ce moment là composées de gamins, de vieux, de survivants, face aux soviétiques, ces gens se font hacher, mais ne reculent jamais. Ils meurent en combattant. La moitié des pertes de l’armée allemande, se sont faites dans les douze derniers mois de la guerre, quand les troupes allemandes reculent sur le front de l’Est. A ce moment là, les hommes décident de rester sur place et de se laisser tuer. Pour comprendre ça, il faut comprendre ce qu’est le nazisme et l’impact qu’il a sur le psychisme des gens. Bien-sûr tout le monde n’est pas à la SS ou en train de crier « Heil Hitler », n’empêche qu’à un moment l’ancien syndicaliste démocrate de Hamburg de 40 ans qui a 3 gamins à la maison, fait le choix rationnel de rester sur le front et de se laisser tuer. Ce que j’essaye de dire, c’est que le nazisme a été un système de prise en charge du trauma de 14-18. Cette guerre a été vue par les populations allemandes non pas comme une guerre contre leurs soldats, mais contre elles-mêmes, avec une volonté des ennemis, de tuer les femmes et les enfants. Ce trauma là, va être pris en charge par le nazisme, qui va désangoisser en donnant une explication à 14-18, et en renversant l’angoisse de fin du monde, en utopie. Le nazi pense : « Non seulement je vais survivre, mais en plus je vais bâtir une société, tu ne peux pas comprendre ! ». Il ressent une réelle émotion face au fait qu’il va construire une nouvelle société, évidemment en se débarrassant des juifs, des handicapés. Si on ne comprend pas ce système de croyance nazie qui va transmuter l’angoisse de mort collective en une espèce d’espérance millénariste, on ne peut pas comprendre pourquoi les soldats se laissent mourir sur place. Ils ne veulent pas renoncer.

Vous parlez plus de ferveur, que de calcul politique des nazis. Mais alors les entreprises, les économistes..?
Dans les années 80/90, il y a toute une école historique, disons d’obédience marxiste, qui a fait un merveilleux travail d’histoire quantitative pour essayer de montrer que le nazisme était une forme de capitalisme. Mais ça ne fonctionne pas. Le nazisme invente des formes de productivité qu’on peut essayer de traduire comme ultra capitalistes si on dit que le capitalisme essaye d’user ses ouvriers et de les tuer. Mais il y a quand même des formes d’exploitation des êtres humains, comme « l’extermination par le travail, qui ont été inventées par le nazisme qu’on a jamais vu ailleurs, même dans les systèmes coloniaux. Des documents montrent que la ration journalière de nourriture est calculée pour les gens tiennent 3 mois et pas plus.

Et l’assimilation du juif au judéo bolchévique franc maçon n’est pas une tactique ?
Non, ils y croient à mort ! Ils font tout pour la prouver. Certains passent leur temps à écluser la presse juive et la presse communiste et franc maçon. Et dès qu’ils trouvent un nom en commun, ils sont trop contents ! Ainsi, ils vont mettre en place un système d’administration de la preuve, qui fait qu’ils sont intimement persuadés que juif = franc maçon = communiste partisan. Cette construction paranoïde qui fait que ces trois adversaires sont ensemble, c’est « l’ennemi de l’extérieur ». Tout nazi dira que c’est le même adversaire à Moscou, le juif communiste, qu’à la City ou à Wall Street. Il est le marionnettiste, qui anime toute la figure de l’ennemi. D’un côté le judéo bolchévisme, et de l’autre la ploutocratie de la City londonienne et de Wall Street.

Mais alors, il y avait une volonté d’extermination dès le départ ?!
Faux ! Le nazi vous dira « on ne voulait pas le faire, ils nous y ont forcés ». Et pour illustrer ça, il suffit de regarder les politiques antisémites mises en place par le IIIe Reich à partir de 1933 et s’apercevoir que pendant longtemps, la politique antisémite consiste en la mise d’un cordon sanitaire ségrégationniste. Il s’agit d’abord de 33 à 36, d’exclure les juifs de la vie publique. Leur enlever tout pouvoir économique, politique, culturel et de les amener à vivre dans des espaces confinés. A partir de 1938, les problématiques changent pour les nazis car ils ont à gérer les juifs tchèques et viennois. A ce moment ils décident de les faire migrer. Eichmann prend des contacts chez les sionistes, Hitler va mettre en place des politiques suffisamment violentes pour qu’ait lieu la conférence d’Evian en 1938, où les démocraties occidentales se lavent les mains du sort des juifs européens. Hitler se permet donc de mettre en place des politiques d’émigration de plus en plus forcées. Cela jusqu’en 39. Là, c’est l’invasion de la Pologne. A partir de là, pour les nazis il y a plus de 4,5 millions de juifs à gérer et en même temps commence la politique de germanisation. Là, les nazis ont à la fois les juifs qu’ils veulent faire dégager de leur territoire, et des sites en Pologne d’où ils veulent expulser les populations locales pour installer des colons « ethniques », germanophones, qui viennent de Russie, des états baltes, etc. Le ratio c’est expulser 4 personnes pour en réinstaller une. L’une des solutions pour gérer ça est de concentrer les gens dans des ghettos. Mais en y ajoutant la politique d’exclusion mise en place à l’encontre des juifs, à partir d’octobre 39 et pendant toute l’année 40, sans qu’il n’y ait aucune volonté exterminationiste, les gens dans ces ghettos, meurent de faim. Et là c’est l’escalade. Les autorités locales nazies alertent le Centre sur les conditions de vie dans les ghettos, notamment le nombre des morts, la peur des épidémies. Les responsables décident donc de les dégager. Mais où ? En 40, on ne sait pas trop, mais début 41, quand se profile l’attaque de l’URSS, la solution apparaît, les dégager au-delà du cercle polaire arctique. Seulement quand on commence à penser qu’on va envoyer 6 à 7 millions de personnes là-bas, on sait bien qu’ils ne pourront pas s’y nourrir et donc qu’ils vont mourir. Et là, au Printemps 1941, il y a l’idée d’une solution finale qui existe déjà, qui n’est pas exterminationiste, mais qui est extinctioniste, par mort indirecte. C’est après le massacre des juifs en Union Soviétique que va se mettre en place une solution finale par élimination directe, avec les programmes de chambre à gaz, etc…

Vous dites que les nazis comparent les juifs à des animaux sauvages, puis des animaux d’abattoir, quand arrive cette vision ?
L’animalisation en termes de bête sauvage, puis en tant qu’animal domestique, c’est quelque chose qu’il faut comprendre en interaction entre l’expérience du terrain et le système de croyances. Ces gens sont persuadés que les juifs ne sont pas tout à fait des personnes comme les autres et essayer d’en faire une sous-humanité ne suffit pas. Quand ils entrent en Russie, les nazis ne voient pas les juifs comme des sous-hommes, pas « en-dessous », mais comme autre chose de totalement différent. Des gens cruels, dangereux, cachés, violents, oisifs, etc… Et alors les catégories de la sous-humanité ne fonctionnent pas. En juillet 1941, les nazis des commandos d’einsatzgruppen, comme des animaux, des bêtes sauvages, des tigres, des sangliers, extrêmement dangereux. En décembre, ils les voient comme une masse dont la capacité de nuisance n’est pas si importante que ça, qui sont marqués de l’étoile jaune, qui travaillent et dont la reproduction est strictement contrôlée ; des animaux domestiques. Et les rapports de décembre 1941 disent « on va tous les stériliser et si jamais une femme est enceinte, on la butte ». Et là, les nazis regardent du côté de l’anthropologie pour voir ce qu’elle dit de la sauvagerie et du bétail. Et ils y trouvent le processus de domestication, qui est pour le juif, la mise au travail, le port de l’étoile et l’enfermement en ghetto. C’est le passage de l’état sauvage à domestique, du sanglier au cochon. Là on comprend mieux la logique de mise à mort. On passe de la chasse, à l’abattage, au centre de mise à mort, ce qui autorise à tuer des jeunes enfants.

Quand a lieu ce basculement?
La première vraie grande tuerie en masse d’enfants par des einsatzgruppen a lieu le 16 août 1941 dans une petite ville lituanienne du nom de Rokiskis, dans laquelle 3000 femmes et enfants ont été tués.

Ces tueries sont-elles intellectualisées par ces universitaires?
L’intellectualisation, la légitimation, s’est faite plus tard. N’en reste pas moins que sur le terrain se mettent en place deux répertoires de légitimation. D’abord le « c’est eux ou nous ». Et : « il faut les tuer pour accomplir notre rêve ». Toute une partie des gens qui ont été mandatés en tant qu’intellectuels pour penser le Grand Reich Millénaire, n’ont pas été envoyé dans les einsatzgruppen par hasard, mais pour qu’ils puissent dire aux autres, « il faut le faire pour pouvoir créer notre grande société harmonieuse. Les tuer c’est l’avenir de l’Allemagne ».

Mais parler d’adhésion à un système de croyances nazi, est-ce que cela ne décharge pas les nazis de leur responsabilités : « je croyais à quelque chose, j’ai obéi ? » J’aimerais que l’on en vienne à la thématique de l’obéissance aux ordres.

Tout le monde me parle de « l’obéissance aux ordres ». Cette thématique a commencé à Nuremberg, par le système de défense nazie, qui disait avoir été obligé d’obéir en situation d’urgence. Et de l’autre côté il y a tous ces « social scientists », comme Arendt, Milgram, Zimbardo, qui ont tous pris pour argent comptant ce discours des nazis qui disait « nous on a fait qu’obéir ». Mais ça ne fonctionne pas. Je n’ai vu aucun cas de membre des einsatzgruppen ou même des régiments qui étaient sur le front de l’Est, sanctionnés pour avoir refusé d’obéir à un ordre génocidaire. Aucun.

Cela veut-il dire que le système de croyances issu d’une culture est plus fort que l’individu lui-même ?
Non, je crois à la responsabilité individuelle et je pense que c’est difficile de résister à ce genre de choses, mais qu’il y’a sans doute une façon d’arriver à prendre de la distance. Des gens du 101è bataillon étudié par Browning ont dit « je n’ai pas tué », ou « je n’ai tué que les enfants, parce que je considérais que comme leur mère était morte, ce n’était pas les tuer, mais juste abréger leurs souffrances ». Le raisonnement est retourné et transgressif, mais le mec pensait lui-même qu’il avait été obligé le faire.

Comment s’opposer à ces gens qui y croient « à mort » ?
Les démocraties mettent longtemps à faire la guerre à quelqu’un, mais quand elles s’y mettent… De 1935, le moment où les nazis commencent à s’agiter sur le plan international à 1941, au moment où ils attaquent les Soviétiques et où les Américains entrent en jeu, c’est encore « une petite guerre » qui a l’air presque mondiale, mais elle ne fait pas tellement de morts. Mais quand en 41, le camp des démocraties est formé, la guerre est totale et le camp occidental n’a plus aucune pitié pour le camp nazi et déverse des tapis de bombes tuant des centaines de milliers de civils. Pour les alliés, face au système de croyances nazi, la seule solution était la guerre totale et la destruction totale du potentiel industriel et guerrier nazi. Après, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette destruction totale et de fond en comble n’aurait pas suffit à décristalliser la croyance nazie. Les nazis ont cru à leur mission jusqu’au bout. Cela ne change qu’après 1945. En 1945, les Allemands croient vraiment qu’on va les exterminer jusqu’au dernier, pensant surtout que ce sont les Russes qui vont le faire. Entre 1945 et 1949, ils sont occupés, il y a la dénazification, mais en même temps, pas de famine, ils ne meurent pas de faim et on commence à reconstruire le pays à une vitesse stupéfiante. C’est cette reconstruction miraculeuse qui constitue l’arme fatale contre le nazisme. Ces gens pensaient que le monde entier était ligué pour leur perte et une fois qu’ils ont perdu, on ne les extermine pas, mais on les aide à se reconstruire. Ca, ça tue le nazisme.

En conclusion, l’histoire est-elle au service du pouvoir, ou un contre pouvoir ?
Si on parle des faits, les historiens ont pratiquement toujours été du côté du pouvoir. Si tu regardes dans la première guerre mondiale, la IVe République, la cinquième, etc, la plupart sont du côté du pouvoir. Pour moi, en tant qu’historien, il faut être à côté du pouvoir.

Et pour finir, la question systématique : Quel livre et quel disque amènerais-tu sur une île déserte ?
Le disque serait The river de Springsteen et le livre ce serait Les falaises de marbre d’Ernst Jünger.

Photos :  Martin B